Petit manuel d'invitation par la mirada
Je vois qu’il y a pas mal d’idées reçues (et fausses) autour de l’invitation par la mirada en tango et que cela constitue toujours une polémique, particulièrement dans un contexte où les femmes ont du mal à inviter. Je vais essayer d’expliquer ici la réponse sociale qui a été inventée pour tenter de résoudre cet épineux problème.
Le problème à résoudre peut se formuler de la manière suivante. Il s’agit de concevoir un système:
- symétrique: les hommes comme les femmes doivent pouvoir inviter, c’est-à-dire exprimer leur désir de danser avec la personne de leur choix.
- respectueux: les hommes comme les femmes doivent pouvoir librement accepter ou refuser de danser suivant tout critère qui lui est personnel. En particulier, personne ne doit être obligé de danser, ni subir de pression en ce sens, ni même avoir à motiver les raisons de son refus.
- efficace: le système doit pouvoir générer le plus d’invitations possibles pour ne pas “rater” d’invitations potentielles.
L'invitation par la mirada
La procédure qui a été inventée est basée sur la mirada et se déroule comme suit:
- L’homme ou la femme qui veut danser exprime son intention en fixant du regard l’objet de son désir: il/elle fait une mirada.
- Sauf malchance importante (ou intention délibérée), la personne regardée se rend compte qu’elle est “miradée”. À ce moment-là, elle fait un choix: acceptation ou refus. Dans le cas où elle refuse, elle détourne le regard pour indiquer son refus. Dans le cas où elle accepte, elle soutient le regard pour indiquer son acceptation. À partir de ce moment-là, l’accord est mutuel et validé.
- L’homme prend alors le risque (faible…) du cabeceo en hochant la tête pour indiquer que l’affaire est entendue. La femme répond alors par un hochement de tête pour expliciter son acceptation.
Voilà, très schématiquement, comment cela fonctionne. On peut voir qu’un tel système répond bien aux objectifs initialement recherchés:
- symétrique car l’homme comme la femme peuvent émettre la mirada
- respectueux car personne n’est obligé d’accepter l’invitation. En particulier, on évite la pression classique de l’invitation directe qui oblige la personne qui refuse à se justifier verbalement. On évite aussi l’invitation “tracto-pelle” où l’invitant(e) attrape physiquement l’invité(e) par la main et le/la traîne sur la piste (délit souvent commis par les hommes, il faut bien le reconnaître)
- efficace car le refus est socialement discret, ce qui fait que le moment du refus est le moins douloureux possible (mais le reste tout de même si les protagonistes ne savent pas bien le gérer psychologiquement…). Le coût émotionnel étant faible, les invitations sont multipliées à l’envi.
Notez que le système ne supprime pas la douleur du refus, mais cela est une autre histoire que chacun doit gérer personnellement... Ce système n’est peut-être pas parfait mais il me semble qu’il est optimal.
Conclusion
Il faut remarquer que ce mode d’invitation est conçu pour faciliter... le refus. Cela peut sembler curieux pour un système s’attachant à produire une invitation. Mais à y réfléchir, on comprend qu’il y a recherche de la qualité de l’acceptation. En effet, favoriser le ‘non’ assure que le ‘oui’ sera de bonne qualité, ce qui est de bon augure pour l’échange qu’il va y avoir dans la tanda à venir. En fait, pratiquer la mirada n’est qu’une manifestation de la recherche de la qualité dans la danse.
Pour aller un peu plus loin dans la subtilité du système.
La mirada n’est qu’une partie de la procédure. Pour la réussir, il y a un “avant” et un “après”.
Avant la mirada
Il convient de bien se positionner vis-à-vis de la personne invitée. Il vaut mieux être de face et d’éviter les enfilades qui sont propres à générer des doubles invitations (voir problèmes ci-après). C’est pourquoi les hommes et les femmes sont positionnés les uns en face des autres à Buenos Aires et devrait aussi l’être dans les milongas où l’on veut promouvoir ce type d’invitation.
Après la mirada
L’homme doit s’approcher de la femme sans toutefois entrer dans son voisinage trop proche (et sans traverser la piste…) Celle-ci l’attend puis le rejoint. Pendant tout ce trajet, il est crucial que l’homme ne quitte pas la femme des yeux, pour éviter le vol d’invitation (voir ci-après).
Après la tanda
L’homme est censé raccompagner la femme où elle désire aller, en général à sa table. À moins que celle-ci en exprime le souhait, on évite d’abandonner sa partenaire au milieu de la piste comme un kleenex: un peu d’égards et d’élégance ne fait de mal à personne.
Problèmes potentiels
La procédure doit être exécutée correctement pour éviter un certains nombres de problèmes potentiels.
Le cabeceo sans mirada (ou double mirada de la femme)
Parfois, l’homme pense que la mirada est pour lui alors qu’elle s’adresse à son voisin. Dans un tel cas, la femme doit répondre négativement au cabeceo en détournant le regard. L’homme qui reçoit un tel refus, alors que l’accord semblait établi, doit comprendre qu’il y a erreur sur la personne et se retirer pour laisser le champ libre à la femme et “l’autre homme” qui doit se trouver dans son voisinage, en général derrière lui.
S’il identifie l’heureux élu mais que celui-ci ne semble voir qu’il est l’objet d’une mirada, il ne doit PAS attirer son attention sur le fait car peut-être celui-ci a parfaitement vu qu’il était “miradé” mais qu’il ne veut pas répondre favorablement. Le lui faire remarquer serait indélicat pour tout le monde. (Voir toutefois ci-dessous l’erreur qui consiste à ne pas répondre à une mirada).
La double mirada de l’homme
Parfois deux femmes sont proches et la mirada attire l’attention des deux. Chacune pense être sollicitée. Deux options sont alors possibles:
- détourner le regard pour l’invitant, se déplacer pour être dans une situation non-ambigüe et recommencer la mirada depuis la nouvelle place.
- détourner le regard pour l’invitant et espérer que les invité(e)s, comprenant le problème, se concerteront pour se retirer l’une après l’autre pour résoudre l’ambiguité (c’est rare mais cela fonctionne avec des gens qui connaissent bien le système)
La double invitation
Si dans la situation précédente, l’invitant n’a pas bien fait attention et qu’il a tout de même fait le cabeceo, il a désormais deux invitations en parallèle. Il est toujours possible de tenter de “sauver les meubles” en fixant du regard la personne invitée lors du trajet pour la rejoindre. La personne non-invitée finit par le percevoir. Elle devrait avoir l’élégance de ne pas interférer.
Le vol d’invitation
Parfois, quelques indélicates (oui, ce sont presque toujours des femmes dans ce cas-là) tentent de voler l’invitation à une autre en jaillissant et en se précipitant sur l’homme qui s’approche, feignant la double invitation. C’est à l’homme d’éconduire la tricheuse en l’ignorant et en se concentrant sur la réelle invitée, toujours en la fixant du regard.
Le “vol” sincère d’invitation
Il arrive aussi qu’une femme pense sincèrement avoir été invitée (sur une double mirada suite à une mauvaise exécution de l’homme) et se présente devant l’homme qui s’approche.
Cela ne devrait pas arriver car la femme doit faire attention au regard de l’homme qui s’approche. Comme celui-ci doit la fixer du regard, il y a un moment où les regards se déconnecteront puisque l’invitation n’était pas pour elle. Mais parfois, par manque de pratique, il arrive que certaines femmes ne s’en rendent pas compte et sincèrement se présentent.
Dans un tel cas, l’homme devrait expliquer gentiment à la non-invitée ce qu’il vient de se passer (et peut-être lui promettre la tanda suivante) mais continuer avec la personne réellement invitée. Un peu de tact devrait permettre de résoudre cette situation délicate et rarissime.
Les erreurs classiques
Mal choisir son moment pour faire une mirada
Il est important de faire la mirada à un moment adéquat. Si la personne est en grande discussion avec un ami, en relation intime avec son conjoint, en train de lire ses messages, en train de diner, etc. il est évident que le moment est mal choisi. C’est à chacun d’apprécier la situation.
Ne pas répondre à la mirada quand on veut refuser
Hors les cas évidents où la mirada ne peut pas être perçue (voir les cas mentionnés ci-dessus…), il faut répondre aux miradas, surtout dans le cas du refus. Ne pas y répondre est une erreur pour au moins deux raisons:
- C’est indélicat de faire poireauter l’invitant.
- C’est votre intérêt de vous “débarrasser” de l’invitant, sans quoi vous aller vous retrouver avec une partie de la salle vers laquelle vous n’allez pas oser tourner la tête et c’est très inconfortable.
Répondre négativement permet de résoudre la situation et libère tout le monde.
Faire ‘non’ de la tête pour refuser
La meilleure façon de refuser une invitation par mirada est:
- de regarder la personne pour lui faire comprendre que vous avez compris le message
- si possible de lui sourire car vous êtes une belle personne qui s’adresse à une autre belle personne
- enfin de détourner le regard pour clairement signifier votre refus.
La fuite du regard peut survenir avant ou après le cabeceo. Le ‘non’ de la tête doit être réservé aux insistants qui ne comprennent pas bien (ou qui refusent de comprendre…) votre refus initial. Le ‘non’ de la tête n’étant pas discret, il est par nature indélicat.
Insister alors que l’on a reçu un refus ou que manifestement il n’y pas de retour positif.
Lorsque l’invitant a reçu un refus, il est impératif d’en tirer les conséquences et de déguerpir. Continuer à être posté et à fixer la personne n’est pas très délicat, ne va pas marcher de toute façon et va parfois même forcer la personne à se déplacer tellement il est désagréable de subir une mirada en continu pendant trop longtemps.
Bien sûr, cela suppose que l’invité(e) n’a pas fait l’erreur de ne pas répondre négativement à votre mirada.
Ne pas utiliser la mirada avec les gens que l’on connait bien
Cela revient à dire que l’on se permet d’être moins délicat avec les gens que l’on connaît bien. C’est possible mais pourquoi le faire ? Le fait que l’on connaît bien la personne ne signifie pas qu’elle a toujours envie de danser avec vous.
Ne pas refuser les invitations directes
Si vous ne refusez pas les invitations directes, y compris de vos connaissances, vous vous exposez à des situations inconfortables et vous n’allez pas dans le sens de l’éducation du groupe. Quelque part, vous ne vous faites pas respecter et vous ne vous positionnez pas clairement.
Refuser les invitations directes de manière abrupte
Quand malgré tout, une invitation directe survient, vous avez une chance de passer le message selon lequel vous n’acceptez pas les invitation directes mais vous n’êtes pas non plus obligé(e) d’être plus désagréable que nécessaire, sauf peut-être invitant indélicat. Inventer une petite excuse est toujours une marque de tact vis-à-vis de l’invitant.
Les critiques classiques du système
Seuls les homme peuvent inviter: les femmes en sont réduites à attendre passivement.
Faux. Le système est symétrique. Les hommes comme les femmes peuvent inviter car la mirada est possible pour tout le monde. Les femmes doivent apprendre à faire la mirada: elle ont aussi le droit d’inviter (respectueusement, c’est-à-dire par la mirada).
C’est un système machiste car seuls les hommes peuvent initier le cabeceo
Faux. On a vu que le système est symétrique. Le cabeceo n’est initié que par l’homme mais il s’agit plus d’une prise de risque que d’un avantage. La femme répond éventuellement par un cabeceo mais en seconde position ce qui est bien plus confortable.
Pourquoi s’embêter avec un tel système: l’invitation directe, c’est plus facile.
D’abord, ce n’est pas nécessairement plus facile. L’invitation directe peut constituer un problème chez certains hommes ou certaines femmes timides.
Ensuite l’usage de la mirada est plus respectueux pour tout le monde: il est toujours plus difficile de refuser une invitation directe que de détourner le regard: il faut se justifier ou être soit-même désagréable. Et subir en retour l’expression de la frustration de la personne recevant le refus. Parfois, certains hommes sont tellement peu respectueux des femmes qu’ils invitent qui se “vengent” sur elles de leurs frustrations en s’énervant ou en leur gardant rancune.
Comprendre et appliquer un tel système dénote une démarche consciente et une approche respectueuse de la personne invitée en intégrant dès le début son droit de refuser.
Si les femmes pouvaient inviter, elles danseraient plus.
Faux. Elles peuvent inviter (via la mirada).
Si les femmes pouvaient inviter directement, elles danseraient plus.
Incertain. Mais elles recevraient certainement plus de refus directs. Et dans le cas contraire, les tandas qu’elles provoqueraient seraient non ou moins désirées et donc sans doute de mauvaise qualité; si leur approche est de dire “Je m’en fiche au moins je danse”, elles ne méritent pas que l’on danse avec elles.
Carlos Di Sarli (Anonyme)
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